Pour le philosophe Luc Ferry, la machine est désormais mille fois plus cultivée et intelligente que nous, mais elle présente des différences fondamentales avec nous autres humains. Il y a dans ces différences une carte à jouer.

Entreprises 27 novembre 2025

IA et monde du travail: il faut se réveiller

«Il faut se réveiller». C’est le message transmis par le philosophe Luc Ferry lors de Conjoncture et perspectives, une manifestation organisée par la BCV, qui a approfondi le thème du monde du travail à l’heure de l’intelligence artificielle (IA). Pascal Kiener, CEO de la BCV, a rappelé les enjeux entourant l’intégration de l’IA en entreprise, notamment en matière de gouvernance. Sébastien Gyger, CIO de la BCV, a analysé les influences macro-économiques d’un mouvement qui ne peut être cantonné à un «simple cycle technologique». Puis, une table ronde, animée par le journaliste Fabrice Delaye de Heidi.news, a permis aux personnes présentes de partager les expériences de Sonia Studer, directrice des RH de Nestlé Suisse, de Christian Keller, PDG d’IBM Suisse, de Xavier Oberson, professeur de droit fiscal ainsi que de Christophe Wagnière, fondateur et directeur de 42 Lausanne. S’il fallait en retenir un mot, ce serait formation!

Déplacement, renforcement ou complémentarité de compétences entre l’homme et la machine? Pour Luc Ferry, il n’est plus temps de se poser la question, la machine est désormais mille fois plus cultivée et intelligente que nous. Elle peut prendre la place non seulement des cols blancs, mais aussi des cols bleus. C’est bien de grand remplacement dont il est question*. Mais la machine présente encore des différences fondamentales avec nous autres humains. Elle n’a ainsi pas de corps biologique et donc ne ressent pas d’émotions. Autre spécificité: elle n’argumente pas, elle ne peut que démontrer. Un élément crucial pour le choix des valeurs, insiste-t-il, choix philosophique qui n’est pas lié à la seule intelligence. Il s’agit donc, selon lui, de concentrer les forces sur les métiers qui valorisent ces éléments différenciants. Plus globalement, la société doit préparer urgemment les conditions-cadres qui permettent aux humains de trouver leur place dans ce nouvel environnement. Il évoque notamment la régulation, mais aussi la mise sur pied d’un service civique pour adulte.

En force sur les marchés

Les marchés financiers sont eux bien réveillés. L’IA est une force, dont la dynamique ne peut être ignorée tant du point de vue macro-économique que micro-économique. Difficile de la cantonner à un simple cycle technologique, a résumé Sébastien Gyger au vu des chiffres astronomiques qu’elle entraîne dans son sillage, au vu des enjeux géopolitiques qu’elle engendre. Et que dire de l’évolution boursière de ses principaux acteurs: bulle ou pas bulle? Les courbes du cours des actions des géants américains de la tech et de leurs bénéfices n’offrent pas le même profil de celui observé au début des années 2000, lors de la bulle internet qui a vite sanctionné tout manque de réalisme financier. Le problème actuel réside ailleurs, notamment dans les participations croisées qui autoalimentent les investissements. Déplacement, renforcement ou complémentarité de compétences entre l’homme et la machine? Aujourd’hui, la réponse en Bourse diffère selon les secteurs, mais, à la fin, les marchés trancheront, a-t-il conclu.

Une place financière à définir

Les questions soulevées par cette révolution sont multiples pour les entreprises, mais aussi pour la société. Au-delà des besoins de surveillance, de contrôle, de gouvernance, de régulation, notamment liés à la répartition des responsabilités et au fonctionnement des États, Xavier Oberson a plaidé pour un droit à l’intervention humaine. Il a par ailleurs rappelé les pistes qu’il a identifiées** pour que l’IA prenne financièrement sa place dans le monde. Six variantes autour de deux idées: la première reprend la notion de revenu théorique à taxer – sur le mode de la valeur locative –, il s’agirait en l’occurrence du salaire, et la deuxième, va un pas plus loin, en attribuant à l’IA, une personnalité juridique.

Exemples en entreprises

En attendant, dans les entreprises, le mouvement est en marche. Il y est question d’analyse globale des besoins, d’adaptation en profondeur, de revisite de la chaîne de valeur, d’échanges intergénérationnels de compétences, de formation, de l’évolution de la nature des activités, etc. Florilège des exemples cités durant la discussion.

>La BCV a adopté une approche rigoureuse incluant notamment une gouvernance claire au sein de la Banque, une analyse intégrée des risques, et des phases pilotes systématiques avant chaque mise en œuvre à plus large échelle.

>Nestlé a notamment créé un outil interne, des connaissances accessibles les collaboratrices et collaborateurs qui permet d’accroître la valeur ajoutée de l’innovation et d’étendre la culture apprenante au sein du groupe.

>Les solutions développées au sein d’IBM ont engendré la redéfinition de processus métiers de A à Z. Pas question de saupoudrage d’IA ici et là, mais bien de changement en profondeur. Avec pour conséquences, des gains en productivité pouvant aller jusqu’à 50%.

>42 Lausanne a adapté, reconstruit son cursus de formation autour de l’humain, en insistant sur la nécessité d’accompagner la transformation et sur l’importance de la poursuite des investissements la matière.

Que l’on soit dans le camp des optimistes ou dans celui des pessimistes, il faut se réveiller, comme l’a martelé Luc Ferry.

> Pour en savoir plus:

*Luc Ferry, IA: grand remplacement ou complémentarité? L’Observatoire EDS DE, 2025

**Xavier Oberson, Taxer l’intelligence artificielle, BSN Press, 2025

Chat GPT, invité surprise à la table ronde animée par Fabrice Delaye, journaliste à Heidi.news, qui a réuni Xavier Oberson, Christophe Wagnière, Christian Keller et Sonia Studer.

Crédit photos: Anne-Laure Lachat